240 secondes, Margaux Cassan

Lettre Zola n°20 - Octobre 2025 Serge occupe ses journées en alimentant une fascination pour un fait divers : le meurtre d’une joggeuse. Il est convaincu que le mari et auteur du féminicide est la véritable victime. Serge aime les hommes et déteste les femmes, à cause du fantôme d’un ancien amant...

Lettre Zola
26 min ⋅ 11/12/2025

UN

C’était une obsession coriace, qui tache l’esprit, qui fait des nœuds. Comme souvent avec les histoires de meurtre, celle-ci avait marqué un tas de gens. Un homme qui étranglait sa femme, ça mettait en rogne. Il faut dire que les journalistes avaient bien enfoncé le clou, si je peux formuler la chose comme ça. Les gros titres. Les phrases qui tirent les larmes. Pendant des mois, la chronique du procès. Et puis les détails. Il faut environ quatre minutes de compression pour tuer quelqu’un. Ce n’est pas un coup qui part. Vous pouvez compter deux-cent-quarante secondes, on entendait. C’est long. C’est sinistre. Alors bien sûr, comme les cochons qui se mettent à grogner quand on tue un des leurs, nous les hommes, on s’est indignés. Comment il avait osé, le salaud. Deux-cent-quarante secondes les mains autour de son cou. Serrer, pendant qu’elle se débattait. Devenait rouge puis blanche. C’était sa femme, quand même. Mais derrière l’écœurement qu’on a brandi pour faire les gens bien, il y avait autre chose. Les histoires de meurtre, les fonds de culotte sale, ça fait notre bonheur. Derrière les murs de nos maisons, on cultive discrètement notre goût du sordide, on le consomme comme des sucreries. Le drame des autres, c’est notre loisir.

Pour Serge, seulement, c’était bien plus que ça. Une obsession, j’ai dit, une idée fixe qui lui collait au crâne comme de la glu. Au cours des sept années qui s’étaient écoulées depuis la mort de la jeune femme, combien de fois il s’était imaginé la scène, refait le film ? L’arrestation du mari, les reconstitutions, les plaidoiries, les réquisitions, les aveux, le verdict. Il se lassait pas. Il voulait tout savoir. C’était trop. Entre-temps, nous, cette fille, on l’avait oubliée. On était passés à autre chose. Faut avouer que les affaires ne se valent pas. Celle-ci était piquante. C’est l’histoire d’un couple normal, dans une ville de province, qui évolue dans une famille parfaite – celle de la femme, qui accueille le mari comme un fils –, l’histoire d’un mariage et d’un désir d’enfant. Un jour, le mari étrangle sa femme puis brûle son corps dans la forêt. Devant les caméras, il pleure aux côtés de ses beaux-parents, persuadés de son innocence, en priant pour qu’on trouve la bête qui a tué sa moitié. L’histoire est taillée pour le morbide et les discussions au coin du feu quand on s’ennuie. Mais le charme s’était évanoui. Des femmes étranglées, il y en avait eu d’autres. Beaucoup d’autres. Serge, lui, était resté bloqué.

Il noircissait des carnets. Il nous tenait la jambe avec ça. Il saturait son historique. Il gobait les vidéos, les actualités, les registres. Il était plein de ce moment.

Serge était obsédé par le courage qu’il avait eu, le mari, pour se libérer d’elle. Après dix ans de bagne conjugal. Elle devait être du genre à passer le morceau Étienne, de Guesch Patti, en boucle, à le chanter à tue-tête. Ce morceau est ce qu’on a inventé de pire dans les années 1980, répétait Serge, qui en singeait les paroles. « Oh, tiens-le bien. Baiser salé, sali. Tombé le long du lit. De l’inédit. Il aime à la folie. Au ralenti. Je soulève les interdits. » Il résume toute la lubricité poisseuse des femmes de l’époque. Une décennie à encaisser l’aigu de sa voix, à se la prendre dans l’oreille. Elles ont pas honte de faire tout ce tapage. Les femmes, pour Serge, c’est pas un endroit pour nous. Vous comprenez pas. Il n’a rien contre elles. C’est juste que parfois elles poussent le bouchon. Les gens ont tendance à s’émouvoir sans savoir. Mais les journalistes n’avaient pas oublié de contextualiser le meurtre. On était sur quelqu’un qui avait l’insulte facile. Elle rendait fou, tout simplement. Elle hennissait comme un cheval. Il ne l’avait pas tuée pour rien. Il fallait juste que le bruit cesse. Son mari avait osé la tuer. Qu’est-ce qu’il aurait aimé que son Daniel fasse pareil...

Serge l’avait rencontré à quinze ans, il était en vacances. Il roulait à vélo, sa canne à pêche sous le bras, en direction de la rivière. Daniel roulait dans l’autre sens. Un short blanc, un marcel blanc, une casquette jaune, une canne à pêche sous le bras, l’air un peu chétif, Petit Prince. Il revenait chez lui avec ses prises. Ils ont échangé quelques mots, cette solidarité tacite qu’on trouve entre gens de poisson. La pêche a été bonne ? Tu viens ici sou- vent ? Daniel a parlé de la région, de la pêche, de comment il était tombé dedans gamin, comme d’autres tombent en religion, il avait cette voix calme et sans détour, une voix qui t’ouvre la poitrine sans faire mal. C’était dit, ils se retrouveraient le lendemain à côté du saule pleureur. Serge prendrait des baguettes et du thon. Daniel, du tabac et des cerises. Il fallait attendre des heures pour attraper un poisson blanc. Daniel a tartiné le thon sur la baguette avec une grâce tranquille. Il tendait des morceaux à Serge sans un mot, comme un geste d’amitié ancienne. Une goutte lui glissait du front. Sa bouche rosée brillait au soleil, une bouche qui sait rien du mal. Serge, il avait jamais vu une douceur pareille, c’était presque drôle de l’imaginer tuer un poisson, ce gosse-là, avec ses gestes calmes, ses yeux clairs. Les poissons traînaient, pas pres- sés de mourir. Le temps pour Serge et Daniel de se sentir, de savoir qu’ils ont deux points communs, la pêche et les garçons, d’une morsure dans le creux de l’épaule. Pas tout de suite. Quand Serge raconte, ça fait :

Il a enlevé ses chaussettes et lavé ses pieds dans la rivière. Il m’a dit, rejoins-moi. J’ai plongé les miens dans l’eau froide.

On s’est enlacés avec les orteils. L’été suivant, puis tous les autres, jusqu’à ce que Daniel me dise, en retirant minutieuse- ment l’hameçon de la gueule du gardon et sans me regarder, je vais me marier. Ils l’ont foutu en prison. Leur moralité de flic a encore gagné. Ça me tourmente, l’injustice... vous savez pas. J’espère qu’ils s’occupent bien de lui, au moins. Il paraît que la bouffe est dégueulasse. Avec un peu de chance, ils ne le tapent pas et il a droit à son oreiller. Même pas sûr. Ils seraient capables de le laisser dormir par terre, les chiens. Il a troqué sa femme contre une cellule, d’une prison à l’autre... Au moins, au trou, il a droit au silence. Je suis sûr qu’elle pleurait tout le temps. Elles pleurent toutes. Nous aussi, mais elles le font avec des larmes. J’aime pas.

Après avoir épluché tous les journaux, Serge avait même pris le train pour G. Lui qui n’avait pas un sou, il avait mis quarante balles dans le voyage. Il voulait être dans le bain. Les journalistes disaient qu’elle aimait nager dans l’eau froide, inviter ses parents à dîner, jouer avec des enfants. Serge s’était promené dans les rues que le couple avait fréquentées. Il était passé à petites foulées de la ville haute à la ville basse, comme elle faisait. Sur les bords de la rivière, il avait croisé les cygnes, les canards, les péniches de plaisance de leur paysage et même l’Auda- cieux, le bateau-promenade où ils avaient fêté leur anniversaire de mariage. Il avait pris des photos de la piscine municipale où elle faisait la planche, battait ses records d’apnée. Il l’imaginait dresser la table, faire famille, imiter le rire gras de son père qu’elle invitait le dimanche, saucer les plats. Il avait observé les tout-petits faire de la balançoire, grimper sur les filets, senti le vent sur le tourniquet. Il avait revécu leur vie. Serge avait même pris le bus pour se rendre sur les lieux où on avait retrouvé le cadavre. Au milieu de la forêt, quelque chose fumant dans l’air, un rideau énorme, la raison exacte du départ de feu échappait à sa mémoire de brute. Lui restait là, pourquoi déjà, il regardait ses baskets souillées de terre, ses mains lui faisaient mal comme s’il avait coupé du bois. Il l’avait étranglée. Deux-cent-quarante secondes. Parfois, il se parlait tout haut, comme les dérangés : Tu es malade, Serge, tu es malade, pourquoi ça prend toute cette place dans ta tête.

Il pensait à son Daniel... Ses jambes fines, son odeur de pain... C’est lui qu’il aurait dû épouser, pas elle... Est-ce que Daniel aurait eu le courage de tuer sa femme pour qu’ils puissent le vivre, leur grand amour ? Ne pense pas à ça, Serge, tu es malade, tu es malade... Les journalistes avaient vite diffusé la rumeur, si le mari avait tué sa femme, c’était parce qu’il était pédé, comme son Daniel, comme lui aussi... Il ruminait. Tout ce temps perdu. Trente ans que Daniel était marié, comme ses parents l’avaient voulu. On n’épouse pas quelqu’un pour faire plaisir. Daniel lui avait dit, il ne faut plus qu’on se revoie, maintenant.

Tu ne peux pas nous faire ça, Daniel, mon ange, je t’aime, et toi aussi, tu m’aimes. Daniel a fini par lâcher, tu sais bien, Serge, que je ne peux rien refuser à ma famille... Un mois plus tard, il épousait la dinde qu’on lui avait trouvée. Une nouvelle vie, avait dit le maire. C’était la fin de la mienne.

Pendant des mois, Serge avait écrit des lettres, supplié Daniel, appelé sur le téléphone fixe. Daniel décrochait au début. Il faut que tu me laisses maintenant... Serge met- tait ses mains dans sa bouche. Il se mordait. Il s’était mis à parler dans le répondeur. Sûr que Daniel l’écoutait en silence. Il pleurait de l’autre côté. Serge avait même sonné en bas de chez eux. Des rideaux avaient bougé à l’étage. Puis le couple avait changé d’adresse, il avait perdu sa trace. On lui avait dit qu’ils étaient partis en Haute-Saône mais il n’était pas sûr.

Quand on s’enlaçait, il n’y avait rien de tel. N’est-ce pas, Daniel ? Dis que c’est vrai ? Dis-le que sa peau te fait horreur, que tu viendras me retrouver. Ton odeur de pain...

On lui disait que ça passerait. Trente ans plus tard, c’était pareil. Le même goût amer. Le même coup de griffe. T’aimes pas les femmes, Daniel... Quand Serge avait entendu la nouvelle à la radio, un homme a tué sa femme, il paraît qu’il est pédé, il s’était redressé d’un coup. Daniel ? La photo s’était affichée, c’était pas lui. Les réseaux sociaux montraient son Daniel en pantalon de père Noël, entouré de ses deux enfants et de sa femme. Ça passait pas. Il affichait toujours sa gueule de Petit Prince, la candeur, les bras, c’était le même gamin qu’avant, celui qui partait à la pêche avec ses yeux grands ouverts, il faisait pas chef, pas patriarche. Il avait l’air d’un homme qui meurt dans les bras d’un autre homme. Serge savait qu’il mourrait avec ce regret. Ça le faisait grimacer. C’était moche de le voir mettre ses mains dans sa bouche, dégoûtant...

DEUX

Je l’avais repéré tout de suite, ce tic, dès la première fois que j’avais vu Serge. Des gens qui ruminent, j’en ai croisé des tonnes, mais lui, c’était autre chose, ça le rongeait de l’intérieur, ça débordait, il se bouffait les doigts. Il parlait, puis il se coupait, il se croquait la main en plein mot, comme s’il voulait pas que ça sorte. On aurait dit qu’il mâchait ses idées, lentement, comme un vieux bout de cuir. La vie, on l’a tous prise dans la face, un jour ou l’autre, comme un grand vent froid, mais on s’en sort. Sauf ceux qui restent au fond. Ceux-là, tu les reconnais, c’est dans les gestes, dans les bouts de corps qui parlent à leur place. Serge le savait, lui, que son corps lâchait tout, que sa folie était visible. Parfois, il tentait de se tenir, mais c’était pire, ça revenait plus fort, il agitait les bras dans tous les sens. J’ai l’air d’une vieille sorcière, il m’a confié dans un hoquet. Dire qu’on était proches, c’est beaucoup dire.

Il me disait des choses, c’est tout. On se voyait une fois par semaine. Le reste du temps, on s’envoyait des mails. Je ne connaissais rien d’autre de lui que son obsession. Il ne connaissait rien d’autre de moi que mon obsession pour la sienne. Comment qualifier notre relation... C’est toujours là que je bloque. Je dirais pas qu’on était copains. On prenait pas des bières ensemble, on se racontait pas nos week-ends. Mais je pensais à lui tous les jours. Il me traversait comme une migraine. Son histoire aussi s’était installée en moi, elle s’était mise à foutre le bazar dans mes pensées. Il m’habitait. Si quelqu’un s’était moqué de lui, j’aurais pas réfléchi, j’aurais cogné. Cassé une gueule pour lui, sans hésiter. Ça ne pouvait pas être de l’amitié. Ça ne devait pas. Parce que je savais aussi qu’il était dangereux. Il pouvait basculer n’importe quand. Il aurait pu faire mal. Vraiment mal. Et je le savais. Quand j’ai relu nos échanges de mails, j’ai été surprise, ils finissaient comme ça : très amicalement. Ça m’a tordue de lire ça. Ça me trahissait. Dans un autre, il me souhaitait des guirlandes multicolores dans la tête.

On s’aimait bien, c’est sûr. Il portait un costume croisé, le même tous les jours, gris comme le matin avec un liseré rouge. Si on le regardait de près, on voyait qu’il était élimé, et même troué par endroits, mais personne ne le regardait de près. Il traînait la jambe droite comme un chien en laisse qui veut pas avancer, une patte récalcitrante. Il boitait, bancal comme une chaise à trois pieds. Il avait mal, ça se lisait sur tout son corps. Un handicap, un vrai, carte et tout, le petit macaron bleu. Il marchait pas, il luttait. Il ne me lâchait pas avec son histoire.

Toutes ces promesses... Je t’aime. On partira, on vivra ensemble, on sera en cavale. Tous ces mots que Daniel m’a dits et qu’il a salis en l’épousant elle, la fille, plutôt que moi. C’est la dégringolade.

Avec Serge, quand on se retrouvait, on s’asseyait tous les deux. On ouvrait la boîte d’orangettes qu’il avait apportée, c’était notre rituel. On restait en silence en croquant dans le sucre et l’amertume. Et quand on s’était bien gâté les dents, il recommençait.

Il y a la guerre, quand même, il disait, tu te rends compte de tout le tintouin qu’on fait pour une pétasse pareille ? Ils seraient capables de lui donner la Légion d’honneur post mortem. Son seul fait d’armes, c’est d’avoir épuisé son mari au point qu’il l’a tuée.

Le mariage de Daniel avec une femme, ça lui avait collé une haine du genre solide. Serge prenait une orangette comme micro, se levait et citait Baudelaire (« La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable »), Nietzsche (« Tu vas chez les femmes ? N’oublie pas ton fouet »), Léon Bloy (« La femme est un animal domestique, mais difficile à dompter »), Voltaire (« Idole ou servante, il faut que la femme soit esclave »), Balzac (« La femme est une propriété qui se conquiert et qui se défend comme toute autre propriété »), Flaubert (« Il n’y a pas de femmes honnêtes ») pour appuyer sa colère, qui allait grandissant. Il disait, y compris chez vos amis les grands intellectuels, c’est ce qu’on pense. C’était pour m’énerver. J’ai vérifié. Des citations, il en a inventé certaines. La plupart sont vraies. C’était pas que pour m’énerver. À force de dire des choses, on finit par y croire, on s’enfonce dedans, on répète toujours les mêmes, les petites phrases, les convictions de papier mâché, et un jour, c’est devenu vrai, dans la tête et dans le ventre. C’est qu’on s’habitue à tout, même aux mensonges, et on se roule dedans, on se raconte son histoire, avec ses petites gloires, ses petits drames, et on applaudit à la fin, tout seul, dans le noir. Jusqu’à ce que la petite voix qu’on avait dans la tête, alimentée par toutes les autres, s’exalte, exagère, puis finalement vrille. Et que devant sa télé, devant le portrait de la femme que son mari avait étranglée, Serge se dise tout bas, c’est bien fait, et que, plus tard, il me dise tout haut :

Moi aussi, je l’aurais tuée. Ne dis pas ça, Serge, tu es malade, tu es malade. Mais qu’ils arrêtent un peu avec leurs balivernes de mariage d’amour, leur comédie romantique pour gobeurs d’illusions ! L’amour, c’est toujours la famille qui décide qui peut le vivre. Les alliances entre petits-bourgeois planqués, les mères qui murmurent, les pères qui soupèsent les comptes, les traditions qui tuent... T’as beau croire que t’as choisi, c’est eux qui décident de ta geôle... Et que ça signe les papiers, et que ça trinque au bonheur, pendant que toi, tu t’enchaînes à la table du dimanche pour les trente ans à venir. Rien n’a changé depuis le temps des sauvages, sauf qu’on t’a foutu un cœur en plastique dans la bouche pour te faire croire que t’en avais un. Faut tout casser, renverser la noce, foutre le feu aux mariages tièdes. Parce que tant qu’on prétendra aimer librement alors qu’on obéit, on restera les larbins d’un men- songe qu’on n’a même pas choisi. Mais arrête de t’échauffer, Serge, t’es malade, t’es malade...

Serge s’imaginait ce qu’aurait été sa vie avec Daniel. Ils auraient vécu à la mer. Serge serait devenu grand, un grand quelque chose, journaliste, cuisinier, politique. Il serait peut-être même devenu maire. À la place, il traînait sa jambe, faisait peur aux passants. À moi aussi, il me faisait peur. Il aimait bien ça. La peau grise, les cheveux hirsutes, un fantôme de chair. Si tu écris le roman de ma vie, m’avait dit Serge, j’aimerais que tu l’appelles comme ça : La Dégringolade. Cette femme est partie avec ma vie, il m’avait dit en collant sa joue fatiguée contre ma paume. Parfois, je tenais sa faiblesse entre mes mains.

Je voulais le consoler, un élan idiot, presque animal, un truc dans le ventre qui disait faut faire quelque chose, faut le soulager un peu. Je me suis entendue le plaindre. J’ai dit que c’était pas juste, que c’était dur, que je comprenais.

J’ai dit ça. Des phrases molles. Je l’ai pris en pitié. Mais ça durait jamais longtemps. Ses yeux reprenaient leur lueur que je ne connaissais que trop. Les fous ont parfois ce diabolisme dans le regard. Vous pouvez voir à la façon dont ils brillent fort qu’ils sonnent l’alarme. Un phare qui pétarade dans tous les sens avant de plonger définitivement dans la nuit et le silence. Il toussait comme pour raviver la colère dans son ventre.

C’était reparti. Il imitait maintenant l’étranglement : de ses deux mains, il serrait le vide en me regardant. Les pouces vers l’intérieur, les doigts repliés comme des serres. Ça faisait comme de regarder un enfant qui explose un yaourt dans ses mains en vous appelant du regard. Tu vois jusqu’où je peux aller ? Ses doigts devenaient tout rouges. Ses avant-bras tremblaient. C’était comme ça qu’il faisait, en silence, dans un calme qui sentait l’accident.

La dégringolade, c’est quand le sol nous laisse glisser doucement, qu’on a bien le temps de se regarder tomber. La dégringolade, c’est une suite d’élans brisés, une main tendue trop tard, ou bien qu’on a pas prise exprès, pour voir qui pleure quand on tombe. La dégringolade, c’est une malchance qu’on rumine jusqu’à la rendre volontaire, une fatalité à laquelle on donne un coup de pouce. La dégringolade, c’est ce moment où l’on préfère perdre pour prouver qu’on avait raison de râler. La dégringolade, c’est un effondrement qui veut avoir du sens. La dégringolade, c’est ce qu’on appelle la vie. La dégringolade, c’est un besoin de cogner plus fort que le mal qui ronge, c’est quand commence la vengeance. La dégringolade, c’est quand on entraîne quelqu’un avec soi. La dégringolade, c’est quand la chute est telle qu’on préfère dire qu’on a été poussé.

En 1995, Daniel avait eu un premier enfant, il avait repris le commerce de son beau-père. Lui et sa femme vendaient des lampes. Serge avait eu, plus jeune, un rêve têtu, presque honteux : être comédien. C’était dur de remplir. Mais il arrivait à jouer la comédie, dans des petites salles, le dimanche. Le directeur d’un grand théâtre lui avait même donné sa chance. Il a joué la figuration quelques fois dans sa troupe. C’était pas Denis Lavant, mais tout de même, on voyait son nom sur des affiches. Pour la joie de sa mère, il avait réussi à être embauché chez France Télécom. Sur sa fiche de poste, c’était indiqué : technicien. Il surveillait les réseaux. Ses collègues sont venus le voir jouer une fois. Ça crée des liens, des années à pointer tous les jours à neuf heures. Les dix premières années, il s’était vraiment marré là-bas. C’est un joli monde, les télécommunications. Et puis, il vivait à Paris maintenant... Quand on a connu les années sida et la cam- pagne, vivre dans la ville du Cox et du Raidd Bar, c’était le salut. Il ose pas le dire, mais il avait presque oublié Daniel. Il fréquentait quelqu’un, un intelligent, avec qui il parlait politique. Avec ses collègues, ils commandaient des pizzas le vendredi soir, ils tutoyaient le patron.

J’avais mis une chemise noire, classe miteuse, avec l’espoir qu’on l’arracherait. Des corps partout, luisants, découpés, des torses faits au scalpel comme je les aime. Et puis bam ! Le show. Le mec en haut, dans la cabine de douche, un genre de Christ qui donne la gaule, frottait ses abdos contre la barre de pole. Il m’a donné un baiser vrai, maladroit, salé, collé... Nos dents se sont cognées. C’est ça qu’ils peuvent pas comprendre, les autres, les bien coiffés, les jamais seuls : à quel point, parfois, un baiser volé au fond d’un bar rend à la joie... En retournant au bureau le lundi, j’étais invincible parce que, là, à ce moment précis, aucun cauchemar du passé ne pouvait m’atteindre. Elle faisait presque mal, la vie, tellement elle me fichait la paix.

Mais après, ça s’est gâté. Nouvelle direction, des petites brimades, des humiliations, des heures supplémentaires oubliées. Il fallait courir après la concurrence. Serge devait toujours finir quelque chose pendant que son café refroidissait. On lui demandait des comptes rendus. On le comparait. Il n’était pas assez rapide, pas assez souple, pas assez motivé. Tout s’était mis à couler, pensait Serge, à cause des Américains. Ils avaient prêté à n’importe qui, même à ceux qui n’avaient déjà plus rien, juste l’espoir d’un pavillon et deux mômes dans un coin pourri... Ça virait sec, froid, sans poignée de main. France Télécom avait importé ces jolies manières. C’était pire que la règle en fer sur les doigts à l’école, plus dégradant. Serge avait du mal à retenir ses textes, ces foutus alexandrins, ces tirades en l’air... Il lisait plus souvent pendant les répétitions, puis il bégayait, puis il s’agaçait, il s’excusait, c’était la fatigue, ça reviendrait. Mais ça revenait pas. Et le metteur en scène ne l’a plus rappelé.

J’avais choisi le théâtre parce que la fatalité, ça me parle. Comme chez Racine, ces salauds foutus d’avance, tu parles d’une blague ! Je suis comme eux, Antigone... Coincé dans cette baraque de destin qui se ferme, j’ai rien choisi, rien décidé. J’avais rien demandé. Le comédien, c’est le dernier homme qui croit pouvoir changer la fin alors que c’est déjà plié. Néron, Oreste, Méléagre, qui peut croire qu’ils ont leur libre arbitre ?

Le dimanche, c’était devenu le mauvais jour. Il fallait y retourner le lendemain. Serge a commencé à plus dormir la nuit. Il vieillissait, aussi. Les types dans les bars ne le regardaient pas en se mordant la lèvre. Il grimaçait. Il mangeait la peau autour de ses ongles. Il mettait ses doigts dans sa bouche. Il se grignotait. Et puis il a croisé Daniel en rendant visite à sa mère. Il descendait l’allée pentue qui mène à la rivière. Il y a quelque chose de rassurant dans ce paysage qui ne change pas avec les années. Dans le champ en contrebas, les mêmes vaches brunes cherchent l’ombre. Certaines la trouvent sous l’arbre qui trône seul à côté des barbelés, les autres en s’allongeant à gauche de la vieille camionnette à côté des mangeoires. Daniel se tenait au milieu du sentier aux côtés d’une femme, la sienne. Il pointait une mangeoire du doigt. Un enfant, le sien, agitait son pull rouge devant les barbelés pour exciter les bêtes. Serge a reconnu Daniel à ses cheveux blonds et à la pâleur de sa peau qui tranchait avec le brun fumé des hommes de la région. Le revoir, c’était quelque chose. Ça brûlait encore sous la peau. Daniel a entouré sa femme du bras. Il fallait qu’elle soit chic en plus, non pas cette beauté lisse des vitrines. Il avait le port altier et arrogant de ceux qui ont coché les cases. Elle ne se couchait pas comme les vaches du pré. Daniel a balayé le paysage du regard. Il devait l’avoir repéré au milieu du sentier pentu, ils n’étaient qu’à une vingtaine de mètres l’un de l’autre. Daniel ? Daniel ? C’est moi ! La famille s’est penchée pour récupérer des vélos qui dessinaient des formes dans les herbes hautes. Ils sont partis.

C’est pas grave. Tu sais, pour moi non plus, c’est pas facile. Il n’est pas trop tard. Jamais trop tard pour tout plaquer. Il suffit d’un geste. J’aimerais tellement l’aider à se libérer. Parfois, tu sais, je rêve qu’elle meurt. Mais j’espère qu’il est heureux, qu’ils sont heureux. Et toi, d’ailleurs ? Oublie ce que j’ai dit... Tu veux quelque chose ? Je n’ai pas oublié son odeur de pain.

Au travail, la stratégie était claire. Serge était là depuis longtemps, on pouvait pas s’en débarrasser si facilement. Alors on faisait en sorte qu’il parte tout seul. On le mettait au placard. On ne répondait pas à ses mails. On chuchotait dans son dos. Les rêves, Serge s’est mis à se dire que c’était pas pour lui. À moins que ce ne soit lui qui les ait piéti- nés. Pour ne rien arranger, la mère de Serge est morte.

Il fallait s’y attendre. Carrément, à la fin, ça lui démangeait de mourir. Elle n’en pouvait plus de tomber des paupières, des épaules, des seins, d’être en ruine. On ne peut pas lui en vouloir de s’être laissée partir. Mais ceux qui disent que casser sa pipe à quatre-vingt-douze ans, c’est pas grave, c’est la vie même, eux peuvent bien aller se faire cuire.

La Patronne, elle avait toujours su qu’il était pédé. Depuis tout petit, ma fripouille... Elle avait compris pour Daniel, quand il venait toquer chez eux, quand ils s’enfer- maient dans la chambre, quand Serge ne mangeait plus à la fin des vacances d’été, qu’il fallait dire au revoir à Daniel jusqu’à la Toussaint, que Serge était tout blanc comme les jarres de sel dans lesquelles elle rangeait les haricots. Elle n’avait rien dit, mais elle laissait faire. C’était immense. Il y a eu Noël sans sa mère. Paris avait une atmosphère qui ne lui donnait plus tant envie de vivre. Il n’était pas de ces hommes qui peuvent tout supporter. Et il a ouvert la fenêtre. Si sa jambe racle le sol, c’est parce qu’un jour, comme d’autres de ses collègues, il a sauté. Cette vague de suicides avait aussi fait la une des journaux. Mais cette histoire-là, il n’a pas envie de la raconter, parce qu’en sau- tant, Serge s’est raté. Une bonne histoire, c’est quand on réussit sa chute.

C’est le bon Dieu qui l’a voulu. Parfois, je me demande. Mais quand même... Je suis dans un bel état, maintenant. C’est pas commode, la jambe morte, pour marcher contre le vent.

Serge s’enlisait, oui, et pas d’hier – comme dans une boue tiède et silencieuse. Le mariage de Daniel, ça l’avait planté là comme une veuve. La mort de sa mère. France Télécom. Les garçons qui le regardaient plus. C’était pas tout rose. Et puis cette histoire de meurtre. Comme si un rideau s’était entrouvert. Comme si, tout à coup, la vie avait recommencé à faire du bruit.

TROIS

C’était en 2017. La télé n’avait rien diffusé de très intéressant depuis l’affaire Kadhafi. Sacré feuilleton que Serge avait suivi religieusement. Puis plus rien. Et soudain. Un corps de femme avait été retrouvé calciné dans un bois près de G., en Haute-Saône. Serge réchauffait son café au micro-onde quand le journal de vingt heures avait lâché ce titre. Vrai qu’il avait renversé le café. C’était là où il vivait, Daniel. Elle était partie faire un jogging et n’était pas revenue. La chaîne avait envoyé des correspondants partout. On voyait que les journalistes étaient contents. Ils pouvaient pas filmer plus près. La maison du couple, le village, la forêt où on avait retrouvé le corps. Et surtout, le visage éploré du mari. Il faisait ça bien. On aurait dit qu’on lui avait écrasé les deux yeux avec un pilon de mortier. Plus épanché, tu meurs. Les beaux-parents à côté qui pleurnichaient aussi.

La Patronne m’appelait « mon petit cochon »... J’adorais me rouler dans la boue, m’en mettre partout, me jeter dans les flaques, revenir tout souillé. Elle n’en pouvait plus de laver mes culottes. Peut-être que je suis resté ce petit cochon. C’est dans le sale que je me sens au chaud.

Serge savait depuis le début que c’était le mari qui avait fait le coup. Il en aurait mis sa main à couper. Ça le mettait en joie, cette adrénaline. Lui qui ne voyait plus personne voulait voir du monde. Parler de cette histoire, formuler ses hypothèses. Il s’était même rendu au commissariat pour dire aux policiers de pas chercher plus loin. C’était le mari, voilà pourquoi. Le téléphone et les clés retrouvés chez eux, les moyens rudimentaires avec lesquels le corps avait été brûlé, pas de témoin, personne ne l’avait vue partir courir. Ça faisait des années qu’il n’était pas vrai- ment sorti de chez lui, son studio dans le dix-neuvième. Depuis le meurtre, il s’était remis à fréquenter les lieux du service public. Il participait à un atelier d’écriture proposé par la mairie, c’était là qu’on s’était rencontrés. Il allait à la poste, juste pour faire la queue, pour voir des visages, croiser des habitués, des voisins. Il traînait un peu dans les couloirs de la CAF, parfois au centre d’animation, un endroit pour les vieux et les gosses, mais il y avait des bancs et du chauffage, ça suffisait. Il s’était même remis à aller à la médiathèque. Il allait au CMP aussi. Il retrouvait un rythme, des horaires, des guichets, des visages. Tout le monde connaissait le meurtre, grâce aux journalistes qui en avaient fait une affaire nationale. Chaque matin, dans les journaux, à la radio, à la télé, on n’entendait que ça. C’était devenu une cause commune, un fil invisible qui traversait les quartiers, les cafés, les cages d’escalier. Les gens en parlaient dans la rue, au marché, dans les salles d’attente, cet événement avait réparé un certain lien social.

Au sortir de l’atelier, je l’ai entendu dire à une participante, t’as vu, Cathy ? La joggeuse. On l’a retrouvée carbonisée, je suis sûr que c’est le mari. Catherine ne pouvait pas y croire. Regarde sa mine inconsolable sur les images. Ils ont parié un timbre. Quand le mari a fini par avouer, fin janvier, Catherine a dû lâcher quatre-vingt-quinze centimes. Il avait mis trois mois pour avouer. Il savait faire durer le plaisir. Les journalistes accusaient l’incohérence des versions du tueur. Il a dit qu’il avait perdu le contrôle, qu’elle criait, qu’elle frappait, qu’il n’en pouvait plus, que ses mains s’étaient levées seules. Et puis, il n’avait rien fait. C’était le beau-frère, c’étaient eux, tous, là-bas, dans la mai- son familiale. Ils savaient. Ils l’avaient couvert, ou piégé. Il avait obéi, voilà tout. On lui avait demandé d’aider, de cacher, de se taire. Finalement, il a dit que c’était lui.

Ah, ils le traitent de menteur, tous. Mais parfois faut pas pousser, faut pas trifouiller l’intérieur des têtes pour y chercher des poux. Les vérités sont toutes vraies... Y en a pas qu’une, et c’est ça le problème, c’est que chacun y va de la sienne avec son œil tordu, ses souvenirs tout déformés... On en a plusieurs chacun, des vérités, selon les jours. Qu’il l’ait tuée ou non, elle est morte, c’est peut-être suffisant. Elle est morte comme un poisson, en suffoquant. C’est pas indigne.

Quand Serge pêchait, le poisson mettait parfois du temps à mourir, ça gigotait longtemps. Une éternité de frissons dans le seau, le ventre en l’air, l’œil rond. À croire que l’animal avait encore quelque chose à dire... Serge regardait, stoïque, le mégot collé à la lèvre. Il écoutait la lutte, puis il en avait marre. Alors il l’attrapait, le poisson, avec ses doigts, le posait sur la pierre, un coup sec parfois, parfois il laissait faire... la nature. C’était un vrai moment de luxe, gratuit. Il aimait les poissons mais il aimait les tuer. C’est pas toujours simple de comprendre.

Serge ne décrochait plus. Il s’installait devant les infos. Il se fichait des autres nouvelles, des grèves, des inondations, même des meurtres ordinaires. Il avait eu une longueur d’avance sur la police. Il se sentait vivant. Ce n’était pas de la curiosité. Quelque chose d’intime. Il comprenait ce que d’autres ne voyaient pas. Ça le tenait. C’était une forme d’amour, cette histoire. Une forme de philosophie.

Catherine était persuadée que c’était une histoire de tromperie. Pour Serge, ça ne faisait pas de doute : il était pédé. À force de refouler l’évidence, il l’avait tuée. Finalement, on a condamné le mari à vingt-cinq ans de prison pour meurtre. On a appris le mobile. La fille, elle se traitait pour faire des gosses, un truc pour la fertilité. C’était le jour de l’ovulation. Elle voulait là, tout de suite, elle réclamait un coup, mais lui il voulait pas. Elle s’est énervée, elle a crié, elle l’a insulté. Une sale bestiole enra- gée. Et lui, ça l’a fait sortir de ses gonds, ça l’a fait chavirer. Il l’a frappée, d’abord, comme une brute, puis il a serré le cou, ce foutu cou, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, plus de cris, plus d’elle. Juste le silence qui tombait, lourd, comme une nuit sans étoiles.

Au milieu de la salle, Serge s’était levé d’un coup, comme pris d’une impulsion, et il s’était mis à gesticuler au milieu de nous, le souffle court, content de son effet. Il mimait, sans prévenir, le type qui brûle un corps, qui traîne le cadavre d’un air pressé, maladroit, puis qui regarde autour, inquiet, et recouvre le tout avec des gestes rapides. Il s’était mis à parler en même temps, une voix un peu aiguë, tremblante, pas la sienne, une voix de fiction, une voix pour jouer. Tout le monde baissait les yeux. Personne ne disait rien. On regardait ses chaussures, ses ongles, un coin de table. On ouvrait son téléphone comme un parapluie sous l’orage, geste de protection, réflexe muet. Catherine, bon public, riait, un rire qui ne finissait pas.

La mairie d’arrondissement est un observatoire depuis lequel regarder ce Français sur dix qui se trouve dans ce que l’administration appelle une situation d’isolement

total. Elle offre un lieu de rencontre, un dernier rempart. Depuis cette histoire, Serge n’était plus seul, il faisait par- tie d’un groupe. Après Catherine, ils s’étaient mis à affluer, un à un, comme appelés par le vide. Le sordide, ça fait un pont entre ceux qui s’ennuient. La méchanceté aussi. Il était fier d’avoir transformé mon atelier en agora où chacun pouvait y aller de sa petite théorie, déposer sa colère et son besoin d’exister. Il ne faut pas croire, les gens comme eux n’ont pas retenu la leçon. S’ils ont enduré, s’ils ont pris des coups, ils les rendront. Ils trouveront encore plus faible. C’est pas sadique, c’est comme ça. Ils vont là où ils peuvent commander. Serge faisait le chef. Après l’atelier, il emmenait Catherine dans les étages de la mairie, testait les différents services. Le conseil de quartier, l’aide sociale, les permanences. Il se plaignait de la queue, demandait des papiers et des explications, injuriait les agents de guichet. C’était sa petite revanche sur la vie. Catherine et lui, ils formaient une équipe. Avec ses pommettes dressées comme deux cornes, ses yeux gris tout mouillés et les rougeurs autour de sa bouche, elle avait de l’allure.

Ensemble, ils en ont tellement parlé de ce crime, à s’en gaver les nerfs, qu’ils s’en excitaient presque, si on peut dire, de la délivrance par le feu, par l’étranglement. Il faut comme voir comme Serge mimait la pression des doigts autour du cou. Et puis, on savait plus, moi je savais plus si c’était du cinéma ou si vraiment ça chauffait sous son crâne. Il disait qu’il fallait retrouver la femme de Daniel, qu’elle méritait pas son rire, qu’elle méritait pas sa main sur l’épaule, qu’elle avait volé quelque chose qui lui revenait, à lui. Il disait qu’il fallait la punir, faire pareil. Au début, j’y croyais pas. J’ai regardé ses mains. Elles bougeaient différemment. Ça tremblait plus, ça pointait. C’est là, je crois, que j’ai commencé à me dire : il va le faire.

QUATRE

Quand j’ai rencontré Serge, un journaliste avait déjà révélé l’homosexualité présumée du meurtrier. Ensuite, il aurait retrouvé l’amour en prison avec un des tueurs en série les plus connus du pays. On aurait dit du Jean Genet. C’était l’auteur préféré de Serge, qui disait de lui : Ça, c’en est un qui écrivait avec le sang des ongles. Cet amour en prison, c’était la grande revanche, personne s’y atten- dait. Ça confirmait sa théorie, Serge en jubilait presque, encore un pauvre type qu’on avait attaché à une femme comme on cadenasse un vélo. Il l’avait pas tuée par cruauté, pas par vice non plus, pas même par colère... Juste pour souffler, pour exister une seconde. C’était un dommage col- latéral. Il aurait pu faire autrement, d’accord, mais ça n’en faisait pas un monstre. C’était juste un homme, un vrai, un cassé, un piégé. Comme ils le sont tous... Ça voulait surtout dire que tuer sa femme, ça permettait à l’amour d’être vécu.

Je me le suis souvent demandé, oui, s’il avait eu des histoires, Daniel, des trucs planqués, des soirs d’ivresse ou de silence, quand elle dormait à côté, quand elle partait en week-end chez ses parents. D’autres hommes mais pas moi... ça aurait été pire que tout. Notre histoire d’amour maudit, c’était du Roméo et Juliette. Les familles qui pigent rien, les regards qui crament dans le vide, c’est encore beau à raconter, mais si tu l’as épousée, c’est parce que toi et moi, c’était pas assez viscéral, là... Ça me fout la haine, l’envie de cogner rien que d’y penser. De casser quelqu’un, n’importe qui, pour pas étouffer avec. Parce que l’amour, s’il est pas assez fort pour tenir debout, autant le piétiner. Autant tout brûler avec. Mais Daniel, mon ange, je sais bien que c’est que dans ma tête, que c’était du solide, lui et moi. Je nous vengerai.

Serge, évidemment, se réjouissait de cette romance en prison. Il trouvait ça noble, ces hommes que plus personne n’aimait dehors et qui se flairaient entre les murs. La prison, c’est l’endroit exact où l’amour devrait avoir lieu. Là où y a plus rien à perdre. Si vos baisers ne plaisent pas aux gens comme il faut, ils ne peuvent pas vous mettre au trou, vous y êtes déjà. Les journalistes ont fait les journalistes, ils sont allés voir la mère du détenu. Elle a dû confirmer devant les caméras que son fils avait trouvé un ami en prison. C’était pas déjà assez lourd comme ça de voir son fils enfermé. Il fallait qu’elle parle à la télé. Elle voulait pas admettre qu’ils se roulaient des pelles. Mais c’est comme ça avec les mères, comme la Patronne, elles sont pudiques. Il fallait voir comme tout le monde s’en prenait au journaliste parce qu’il avait diffusé la nouvelle. Et comment ils trouvaient tous dégueulasse que le type ait pu trouver l’amour. On voulait qu’il paie, qu’il pourrisse dans sa geôle. Pour Serge, c’était la plus belle histoire d’amour depuis My Own Private Idaho. Il l’avait vu avec Daniel, ce film... Un grand souvenir. Affalés tous les deux sur le clic-clac qui grinçait à chaque soupir, lumière crade de l’abat-jour, Daniel avait enlevé son tee- shirt. Il portait un jean large, une ceinture noire, juste ça. Ses poils nombreux habillaient son torse maigre sur lequel Serge frottait sa tête. La Patronne avait appelé : à table ! Ils avaient dîné de sa soupe en se touchant les pieds sous la table. Encore l’enlacement des orteils. Ils s’étaient couchés sereins.

Catherine est vraiment chic. Elle m’a raconté une blague sur l’étranglement. Laisse tomber... Elle est un peu étouffante. Ah... Ah... Ah... La sophistication de sa mise en plis, son sac rose... Deneuve avec une dent cassée. Mais surtout, elle a retrouvé l’adresse de Daniel. Enfin, celle de leur magasin de lampes. Et ça, sans même avoir son nom. C’est ça qui m’a retourné. C’était rien, elle avait fouillé. Elle a même appelé en se faisant passer pour une cliente. Elle a dit qu’elle voulait refaire son entrée. Le comble, parce que chez elle il n’y a pas d’entrée. Elle avait noté l’adresse, les horaires, le prénom de la vendeuse. Et M. Daniel, il est là ? Il venait tous les mercredis.

Serge continuait à se beurrer de nouvelles sordides, à s’enduire le cerveau de détails poisseux. La mère du tueur était à la télévision. Elle racontait sa rencontre avec l’ami de son fils, en prison. Ce type, arrêté pour sept viols, sept meurtres, du propre aveu de la police – un boucher, un monstre. Elle, elle jurait qu’il était poli, qu’il disait bonjour au parloir, qu’il écoutait, qu’il avait des égards. Il faisait un bon ami pour son fils, voilà ce qu’elle disait. Elle avait oublié, semble-t-il, que ce fils-là avait étranglé sa femme. Il n’était pas seul derrière les barreaux. Il avait trouvé quelqu’un. Elle était soulagée. Une mère rassurée. Et moi, je regardais ça, je prenais ça en pleine figure, et ça me remuait, parce que je me trouvais là-dedans, avec Serge. Moi aussi, j’avais oublié des choses. Sa façon de me parler, comme si j’étais tout ce qui lui restait. Et moi, j’étais contente. Comme la mère. Parce qu’il avait trouvé quelqu’un. Parce que ce quelqu’un, c’était moi. Et que j’avais pour lui une tendresse folle.

Je m’étais mise à répondre moi aussi aux mails de Serge par : très amicalement. Comme si c’était normal, comme si c’était rien. Quand Serge et moi, on marchait l’un à côté de l’autre, son pas de travers, sa jambe qui racle le trottoir comme un vieux seau qu’on traîne, il n’y avait que ça. Je me demandais ce qui m’appelait vers lui, mais je le savais, au fond... une occasion d’être dévastés ensemble. Lui, il la portait sur lui, son angoisse, en cliquetis d’articulations, dans ses doigts qui allaient à sa bouche

sans arrêt, comme s’il voulait se bouffer lui-même. Il y avait une fatalité chez lui, comme si tout devait finir en flammes, mais aussi une liberté, une sorte de révolution dans son entêtement. Les gens nous regardaient, je crois que j’étais fière d’être à côté de lui, de me ranger à son pas. Il avait tout de suite vu que je rougissais, un rougissement maladif, nerveux, une rougeur de honte. Il avait repéré la faille. Et il s’y est engouffré avec cette douceur tordue qu’ont ceux qui sentent qu’ils peuvent prendre la place du baume. Il m’a dit ces mots, ceux qui consolent, qui tiennent au chaud l’instant, qui mentent juste ce qu’il faut. C’est lui qui me consolait. C’est lui qui me tenait, par la parole. Il savait raconter, Serge. Il savait faire durer le fil de la joggeuse – le crime, les larmes du mari, les aveux comme un feuilleton qui finit jamais –, et toujours revenir à son Daniel, son obsession, son poison doux. Il voyait bien que ça marchait, que j’écoutais, que je revenais pour ça. Que j’avais plongé dans son jeu. Je me suis même demandé s’il n’en faisait pas des tonnes pour moi, s’il n’en rajoutait pas exprès, avec ses détails sordides, ses pauses dramatiques, juste pour m’occuper, pour m’aspirer dans son monde, pour que je pense moins au mien. Pour qu’à côté de lui je me sente normale. Que je me sente utile. Parce qu’il avait compris, l’animal, il avait compris à quel point je m’ennuyais, à quel point il était devenu central. Qu’il s’était installé dans ma vie comme un meuble étrange qu’on n’a pas commandé, mais dont on ne peut plus se passer.

Dans mon sac, j’ai mis une casquette, des écouteurs, une bouteille d’eau, des mouchoirs. Un maillot de bain, on ne sait jamais, si je veux aller à la piscine ! Et puis un couteau, petit, pliable. Si je veux m’arrêter manger un bout, c’est bien commode.

Je n’aurais pas dû lui parler, encore, de la joggeuse. Mais je vous dis, j’étais piquée. J’en voulais plus. Serge était maintenant sur une nouvelle théorie, c’est qu’elle aimait la bagarre. Qu’elle faisait partie de ces femmes qui aiment bien qu’on les cogne. Il avait toute une explication. Lorsque vous frappez quelqu’un, ou que vous êtes frappé, vous n’avez mal que dans un second temps. D’abord, c’est le contact qui compte, quelqu’un vous a touché, même s’il vous attrape, vous empoigne, que ça fait mal, qu’il vous tire les cheveux, vous met les doigts dans les yeux, vous mord les côtes, tout le temps où il fait cela, il est contre vous, incroyablement proche, et c’est cette proximité que vous cherchez. Il disait que la violence était parfois la dernière manière d’être en lien. Peut-être qu’elle aussi levait la main. Peut-être qu’elle insultait, qu’elle provoquait, qu’elle savait appuyer là où ça fait mal. Peut-être que c’était leur langage à eux, une langue faite de heurts et de silences, une intimité cabossée. Alors pourquoi dit-on toujours : « il la battait » ? Comme si dire « ils se battaient » c’était déjà excuser. Mais dans la vraie vie, ce n’est pas toujours simple. Parfois, les couples sont des champs de ruines. Et d’ailleurs, est-ce qu’il n’avait pas le droit de l’excuser ?

J’ai pris le train, visité l’église. Les lettres dorées de l’enseigne, LE PÈRE LUMIÈRE, scintillaient dans la rue commerçante. Je me suis installé au café d’en face. À l’intérieur, une des vendeuses, en chemise claire, était concentrée, la tête penchée sur un catalogue. L’autre se tenait debout et acquiesçait. On lui donnait des ordres. C’était Daniel, le chef. J’ai réfléchi, j’allais simplement lui dire : j’aurais aimé déjeuner avec toi. Oui, simplement. Après tout, ça se fait entre anciens amants. On pourrait discuter. Daniel ne pouvait pas ne pas avoir vu les nouvelles. La joggeuse, son mari en prison, son couple avec un grand tueur. Est-ce que ça l’a fait sourire ? Lui a rappelé nos bons souvenirs ? Il n’y avait pas de raison qu’il soit tout seul avec ça.

Et moi, est-ce que je n’avais pas le droit de l’adorer, Serge ? Pas de l’absoudre, non. Mais de comprendre. De rendre ça vivable dans ma tête. C’est quoi, être complice, hein ? Dis-moi. Regarder et pas dire ? Avaler ? Sentir que ça tourne pas rond, que ça suinte le rance, mais continuer quand même, sourire, faire semblant de rien ? Je sais plus. Peut-être que c’est juste ça. Être là, trop là. Trop près. À écouter les histoires, à laisser faire, à pas m’éloigner quand j’aurais dû arrêter la machine. J’ai rien fait, moi. Rien. Et c’est justement ça. On est toujours le complice de quelqu’un quand on veut pas voir. Quand on préfère rester au chaud dans son coin à se dire que c’est pas à nous, que c’est pas notre vie, pas notre histoire. Mais moi, j’étais là. J’étais là quand Serge parlait d’elle, quand il imitait les mains qui serrent. J’ai rien dit. J’ai rien fait. J’ai laissé venir. J’ai aimé ça, l’écouter. C’est pas le faire, non. C’est l’écouter, hocher la tête, se taire – c’est suffisant, ça. Complices, on l’est tous, un peu, à force de pas bouger.

Et là, j’étais devant la boutique. Un client est sorti. Pas mal d’ailleurs... Je suis entré. La vendeuse discutait toujours avec quelqu’un. C’était une femme. J’ai vu son visage. C’était sa femme. Elle a croisé mon regard. Elle a souri. Bonjour, monsieur... Elle était polie. Je peux vous aider ? Je cherchais Daniel des yeux. Il n’était pas là. Pourtant son odeur de pain était partout dans la boutique. Toutes ces lampes, toute cette lumière, j’étais ébloui. Je ne pensais pas la voir elle. J’ai fait demi-tour pour repartir, qu’est-ce que je faisais là, je me sentais comme un voleur. J’ai mis mes mains dans mes poches. J’y ai trouvé le petit couteau. La vie parfois envoie des signes, vous ne trouvez pas ?

Titres parus

N° 1 — T9, Blandine Rinkel
N° 2 — Au pays de la bouffe, Mathieu Palain
N° 3 — Le premier cri, Abigail Assor
N° 4 — Ego Hugo, Arthur Dreyfus
N° 5 — La nuit Cayenne, Victor Dumiot
N° 6 — Le dernier twist, Frédéric Perrot
N° 7 — Entre les bruits du monde, Laura Poggioli
N° 8 — Les mots sont patients, Maylis Besserie
N° 9 — Entre chienne et louve, Julia Malye
N° 10 — Tu connaîtras la peur, Salomé Berlemont-Gilles N° 11 — L’odeur du sapin, Alexandre Galien
N° 12 — Le prix de la journée, Nadège Erika
N° 13 — Cath, Léna Ghar
N° 14 — Bolaño, Macron et moi, François-Henri Désérable N° 15 — Le point de félicité, David Fortems
N° 16 — Omerta, Alice Develey
N° 17 — Couleur Stanislas, Rachel M. Cholz
N° 18 — Tuer le courrier, Esther Teillard
N° 19 — La mer gelée, Célestin de Meeûs
N° 20 — 240 secondes, Margaux Cassan

...

Lettre Zola

Par Lettre Zola

Les derniers articles publiés