La mer gelée, Célestin de Meeûs

Lettre Zola n°19 - Septembre 2025 Joseph tombe une nuit sur un mince recueil de poèmes dans une boîte à livres. Trois jours plus tard, il s’envole pour Varsovie, sans bien savoir pourquoi. C’est le début d’une longue errance, entre dérive intérieure et exil géographique, sur les traces d’une poétesse disparue du nom de Nina Korosiński...

Lettre Zola
25 min ⋅ 11/12/2025

La pluie coulait et s’amassait le long des vitres du terminal à moitié vide au beau milieu duquel il attendait, entre les portes d’embarquement numéro 6 et 8, accoudé au comptoir du Flight où il venait tout juste de prendre place, en ce lundi d’avril, aux alentours de neuf heures, peut-être neuf heures quatorze, ou quinze, autrement dit une bonne heure et demie avant le départ du vol LO332 en direction de Varsovie, qu’il attendait dans un état contradictoire de légèreté et de panique, comme s’il était en train de faire une connerie, de faire une conne- rie et de se libérer de quelque chose, pensa Joseph, excité et fébrile, un livre dans une main, une bière dans l’autre, les yeux braqués sur les grandes vitres noyées derrière lesquelles s’étendaient le tarmac et les avions de ligne, qu’il regardait en essayant de se concentrer sur un point vague au-delà des signaux et sémaphores qui clignotaient brillaient dans la grisaille, en vain, tout le ramenait à l’homme qui venait juste de lui servir une bière et de lui demander ce qu’il lisait, si bizarre que cela soit, pour- quoi ce type me parle-t-il ?, se demanda Joseph sans trop savoir quoi lui répondre, par quel bout prendre la chose, puisque toute cette histoire, il était le premier à le reconnaître, était, comment dire, était compliquée, c’était le mot, pensa Joseph, toujours muré dans son silence, incapable de sortir le moindre son, le moindre mot, un trou béant s’étant soudain formé dans son cerveau, un vide total duquel il ne parvint à rien sortir, pas une seule bribe d’information ni de conversation, plongeant Joseph dans un état de stress qui ne faisait que croître de seconde en seconde, il regardait par la fenêtre le va-et-vient des bagagistes, effaroucheurs, mécaniciens sur le tarmac, les sémaphores briller et clignoter dans la grisaille, se demandant quoi dire, comment répondre, par quel bout prendre la chose, regarde-le pour commencer, se dit Joseph en essayant de reprendre contact avec le serveur qui, un torchon sale jeté en travers de l’épaule, se demandait quel genre de boulet il avait récolté, jamais il n’aurait dû lui adresser la parole, lui demander ce qu’il lisait, non, en plus il n’en avait absolument rien à branler, il aurait dû se limiter à la règle simple des « deux S », servir et sourire, comme on le lui avait appris en formation, et d’autant plus que là, il n’avait manifestement pas affaire à un type en première classe, avec un style pareil le plus probable était que se trouvait en face de lui, accoudé au comptoir, un mec paumé tétanisé qui allait certainement causer pendant des heures avant de prendre un vol, qu’il finirait très certainement par rater, complètement ivre mort, ce à quoi le serveur avait déjà assisté de nombreuses fois, même en pleine matinée, et à chaque fois, évidemment, sans voir le moindre pour- boire passer, pourvu que ce type-là ne me réponde pas et on en restera là, se dit le serveur à l’instant même où Joseph, après une véritable « lutte intérieure », après avoir mobilisé des facultés qui l’étonnèrent lui-même, ouvrait la bouche pour dire quelque chose, mais une voix se déclencha dans tous les haut-parleurs du terminal et l’empêcha de prononcer sa petite phrase d’accroche, et merde, se dit Joseph, alors il profita du mince répit que lui offrait l’annonce, fit tourner le verre de Leffe entre ses doigts, but une gorgée de bière en essayant de paraître normal, décontracté, ce qui lui demanda, au demeurant, un effort monstre, et après avoir bu une gorgée de Leffe supplémentaire, il dit lentement distinctement que c’était con mais que c’était de la poésie, encore plus con, peut-être, qu’il n’avait pas la moindre idée de la manière dont tout cela s’était passé, ou plutôt si, ajouta-t-il en regardant les longues carlingues dans la grisaille, il savait bien, factuellement, comment cela s’était passé, mais ce qui le dépassait complètement, c’était la raison pour laquelle il avait réagi ainsi, autre- ment dit pourquoi ce truc, dit-il en désignant le petit livre qu’il tenait dans sa main, l’avait bouleversé à ce point, cette question l’obsédait, cela faisait trois jours qu’il essayait de démêler les fils, de remonter « le cours des événements », rien n’y faisait, le mystère demeurait entier, il ne savait pas, il voulait dire qu’il ne savait vrai- ment pas pourquoi il avait réagi comme ça, pourquoi ce petit livre à peine refermé il avait acheté un aller simple pour Varsovie, jusqu’à se retrouver ici, donc, dans le ter- minal 2D, à attendre son vol LO332, franchement, en plus ce n’était pas son genre, mais alors « pas son genre du tout » de faire les choses sur un coup de tête, de sorte qu’il se disait qu’il n’y avait que le hasard, ou le destin, pour expliquer cet acte, alors oui, bon, bien entendu ç’avait le mérite d’être beau, ou poétique, ou n’importe quelle autre connerie du genre, dit-il en laissant le ser- veur pantois, lequel se dit que celui-là, il ne l’avait pas vu venir, pas plus qu’il n’aurait un instant pu se douter, avec son petit air paumé, regardant la pluie « comme un débile sous antidépresseurs », du débit de paroles qu’il déverserait, continuant à dire que si tout ça avait le mérite d’être beau, ou poétique, ça lui avait aussi causé d’énormes insomnies, et ça, dit-il, il s’en serait bien passé, c’était déjà pas comme s’il était « un gros dormeur », non, au contraire, des angoisses, il en avait tou- jours eu, et c’était pas peu dire, parce que s’il regardait en arrière, il voulait dire « dans le passé », tout ce qu’il parvenait à voir de lui, c’était un type rongé par la nécessité de tout comprendre, par le besoin de décortiquer les choses, d’en saisir les rouages, les mécanismes, or depuis quelque temps il n’était plus question de mécanismes ni d’analyses, tellement les choses, dans leur complexité, dans l’inextricabilité des événements, ne pouvaient plus, disons, être décortiquées pour être com- prises, non, dorénavant ils étaient face à un réseau trop dense, sursaturé, une immense toile inextricable qui « nous avait menés », lui semblait-il, à une rupture grammaticale et langagière sans précédent, une rupture tellement immense, dit-il, qu’elle en devenait ontologique, oui, ils assistaient à un pétage de plombs global, une panne totale, de sorte que tout devenait « sinistrement et simplement » incompréhensible, car si les mots avaient toujours eu l’air de vouloir dire quelque chose, dorénavant, ou en tous cas depuis quelques années, ils (les mots) ne voulaient pas (ou plus) dire, ou signifier, ce qu’ils désignaient jusque-là, en d’autres mots, dit-il, nous étions dans une ère où le mensonge, par exemple, se voyait érigé en monument, en une sorte de loi dont le principe premier était qu’absolument « plus rien ne voulait plus rien dire », il suffisait d’ouvrir n’importe quel journal pour s’en rendre compte, d’allumer la télé, d’écouter la radio, ou bien de suivre une putain de chaîne YouTube, dorénavant les mots étaient complètement interchangeables, celui de « guerre » avec celui de « paix », l’amour avec la haine, la vie avec la mort, la sauvegarde avec la destruction, l’honnêteté avec le vol, etc., etc., la liste était pratiquement infinie, c’était peut-être dur à comprendre, mais c’était bien dans cette situation qu’ils étaient arrivés (et là, il se devait d’englober tout le monde, toute l’espèce humaine) : devant faire face à des situations que seul (il n’aimait pas utiliser de pareils termes, mais quoi ?) le hasard le plus pur, voire le destin, pouvait désormais expliquer, puisque tout raisonnement logique, toute la grammaire et tout le vocabulaire étaient grillés, complètement HS, une ruine totale mise au sevice d’une contre-vérité, « voire d’une contre-réalité des plus abjectes », ce qui posait réellement problème, continua Joseph après avoir bu une gorgée de bière, à la fois humainement et intellectuellement, parce que franchement, dit-il, qu’adviendrait-il de nous si nous interchangions les mots « au petit bonheur », si nous laissions, je ne sais pas, « hasard », « mystère », « foi » guider nos existences ?, il posait la question sérieusement, il voyait bien que le serveur ne prenait pas la chose très au sérieux, que les mots de « mystère » ou bien de « foi » l’avaient vite fait passer (Joseph) pour un décérébré, pour un malade mental, si, si, je vous vois bien, ajouta- t-il, provoquant la surprise du serveur qui, dès que les mots « grammaire », « ontologique », « destin » et « foi » étaient sortis de son discours, avait effectivement cessé de l’écouter, il nettoyait les verres en ne pensant à rien, ou en essayant de ne penser à rien, se disant juste qu’on (et là il devait bien penser en termes pluriels, comme il l’avoua par la suite à son collègue avec qui il fumait une cigarette « bien méritée ») était en train de devenir complètement dingues, depuis quand exactement ?, il n’en savait trop rien, pourtant c’était un fait : les gens étaient en train de lâcher la rampe, de dévier glisser doucement inexorablement en direction de la folie, se disait le serveur lorsque les mots de « corde » et de « médocs » le sortirent brusquement de sa rêverie, parce que bon, continua Joseph, ces concepts de destin ou de hasard avaient peut-être beau paraître dingues ou désuets, il devait bien avouer que si le destin, ou le hasard, l’avait placé devant ce livre, devant cette minuscule plaquette photocopiée bilingue et reliée par deux vulgaires agrafes, autrement dit si le destin l’avait placé devant ce petit livre de poésie de rien du tout, c’était clairement pour le sauver, il n’allait pas lui dresser « le tableau complet », mais pour la lui faire courte sans ce bouquin Joseph se serait déjà sûrement « fait la malle », si, si, il voulait dire qu’avant de tomber sur ce petit livre de rien du tout il en était tous les matins, mais vraiment « tous les foutus matins du monde », à se demander s’il était plutôt corde ou bien médocs, voilà l’état dans lequel il était, à s’arrêter devant n’importe quelle quincaillerie ou pharmacie venue (si grotesque que ça puisse paraître, pourtant c’était ainsi), se demandant quel procédé serait le mieux, le moins pénible (il voulait dire le moins pénible pour lui et pour son entourage – même si, il devait reconnaître qu’en termes d’entourage il n’avait plus grand monde) pour se tirer d’ici, corde ou médocs, prononça-t-il en sortant le serveur de ses pensées, parce que bon, continua Joseph, la noyade, en ville, se jeter dans les eaux saumâtres nauséabondes et polluées du canal Saint-Martin, de l’Ourcq ou de la Seine, c’était hors de question, un peu de dignité, dit-il, quant à se couper les veines, eh bien non, il avait toujours eu une peur bleue du sang, de sorte qu’il lui restait l’option du flingue, dit-il en baissant doucement la voix, car il savait qu’il y avait certains mots qu’il valait mieux ne pas prononcer dans un aéroport, mais bon, quel autre mot aurait-il pu employer, il fallait bien appeler un chat un chat, non ?, demanda-t-il au serveur, qui s’arrêta soudain de nettoyer ses verres, complètement choqué, blanc comme un linge, ce type est barge, se dit-il, sans trop savoir com- ment interrompre Joseph dans son discours, discours que Joseph continua en disant que si (il baissa la voix et regarda furtivement autour lui) « l’idée du flingue » avait le mérite d’être quelque peu attirante, il fallait bien le reconnaître, reconnut-il, elle (l’idée) avait surtout l’inconvénient d’être particulièrement difficile à mettre en œuvre, parce que franchement, où, en 2025, trouver « ce foutu truc » ?, il y avait réfléchi longuement et en avait tiré deux conclusions : PRIMO, ils n’étaient pas en Amérique, chez les « putains de Texans », ça c’était clair comme de l’eau de roche, et SECUNDO, il ne suffisait plus de rentrer dans la première armurerie venue pour s’en procurer un, non, non, cela ne se passait plus comme ça, plus aujourd’hui, les temps n’étaient plus « à ce genre de légèreté », il fallait un permis pour tout, de nos jours, pour les voitures bateaux motos comme pour... « comme pour ces machins-là », ce qui était une bonne chose, après tout, c’était même mieux comme ça, seulement voilà, cela écartait automatiquement et invariablement « cette option-là » du catalogue des possibilités, s’il osait s’exprimer ainsi (et il osait, dit-il, parce qu’il n’en était plus là, tout ça était déjà une vieille histoire, son moral était bien meilleur, sa confiance en lui également, il osait à présent en plaisanter), même si, évidemment, il y avait toujours d’autres moyens, mais bon, poursuivit-il, il se serait mal vu traîner dans cer- tains quartiers (quartiers qu’il connaissait, par ailleurs, ça il n’y avait aucun problème) et demander au premier plouc venu, au premier mec encapuché qui tenait le mur en essayant de refourguer sa came et encore moins à l’un des membres, par exemple, des Zouaves ou des Hussards où il pouvait, éventuellement, si possible, à la rigueur, se procurer un « tu sais quoi », non, non, il ne voulait strictement rien avoir à faire avec ces porcs, et puis cela ne se passait pas comme ça, et même si cela se passait comme ça (il était sûr que non), il n’aurait pas les couilles d’acheter un truc pareil, dit-il, pas le courage, pas plus qu’il n’en avait les moyens, d’ailleurs, même pour un vieux machin tout encrassé de la Seconde Guerre mondiale, un vieux Browning ou un Nagant de facture belge, par exemple, combien fallait-il débour- ser ?, franchement, il ne préférait même pas imaginer, ça devait tourner autour des quoi, huit cents, neuf cents, voire mille euros ?, dans ces eaux-là, non ?, de sorte que « voilà », continua Joseph, cette option-là fut écartée d’office de la palette des possibilités, le laissant juste avec la corde ou les médocs, la première offrant l’avantage, non seulement d’être propre, « mais de bander une der- nière fois », parole que Joseph regretta à la vue du visage éberlué du serveur, tandis que la seconde, continua-t-il comme si de rien n’était, comportait « l’affreux risque » (ô combien important à prendre en compte) de se rater, de terminer ses jours en psy, sous perfusion de Loxapac ou de Tercian pour tout le reste de sa putain de vie, ce qui lui semblait être le comble du comble, non ?, peut- être même ce que l’humain pouvait imaginer de plus vulgaire, mais il était en train de s’égarer complètement, et puis il ne voulait en aucun cas susciter une quelconque pitié, non, il avait même horreur de ça, d’ailleurs il ne se plaignait pas, il expliquait, faisait causette, les trucs du genre « cumul de traumatismes pour exister », les trucs du genre « ma mère était obèse et mon père gros- sophobe (ou vice versa) et depuis tout petit je veux me pendre », très peu pour lui, d’ailleurs il se sentait guéri de tout cela, « la seule béance » qui persistait, la seule chose qu’il ne parvenait toujours pas à s’expliquer, donc, c’était POURQUOI les choses s’étaient passées ainsi, pourquoi était-il là, dans cet aéroport, au bar du terminal 2D de Charles-de-Gaulle, en ce lundi d’avril, après avoir, à peine trois jours plus tôt, découvert cette plaquette photocopiée bilingue réunissant une demi-douzaine de

poèmes d’une certaine Nina Korosiński, des poèmes d’une beauté totalement foudroyante, abyssale, et dont le titre, le serveur n’était-il pas du même avis ?, était un poème en soi, La mer gelée, lut-il en désignant la couverture, voilà le titre réunissant ces poèmes magnifiques, d’une beauté sidérale, et sidérante, où il était question (et là, il cita quelques vers de tête) « de gouffres blancs au-dessus desquels flottait toute existence humaine, sans liens et sans amarres », ce genre d’images, ce genre de force pure, bref, ces poèmes l’avaient, le serveur devait s’en douter, complètement bouleversé, sinon sauvé, lui, Joseph Vidal, un pauvre type sans histoires, un pauvre mec qui avait attendu trente-et-un ans pour commencer à lire de la poésie, pourquoi si longtemps ?, pourquoi est-ce que ces poèmes-là, demanda-t-il après avoir avalé sa dernière gorgée de Leffe, pourquoi est-ce que ces putains de poèmes l’avaient à ce point bouleversé, au point que réserver un vol pour Varsovie et remonter à Gdańsk (où cette poétesse, à en croire la notice biographique en quatrième de couverture, avait vu le jour) était devenu une nécessité à laquelle il n’avait pu qu’obéir, hein, quel était donc le sens de tout ce grand foutoir ?, demanda-t-il en regardant briller les différents enseignes, publicités, néons disposés tout le long du terminal 2D, avant de se retourner vers le serveur, qu’il regarda droit dans les yeux en lui disant que bon, il avait encore trois quarts d’heure à poireauter, il allait lui reprendre « une dernière petite Leffe », en silence cette fois-ci, promis juré, dit Joseph, il allait lui foutre la paix, d’autant qu’il (le serveur) n’en avait sans doute rien, mais alors rien à foutre, si ?

La question demeurait irrésolue : pourquoi la première chose qu’il fit en refermant La mer gelée fut d’acheter un aller simple pour Varsovie, il n’en avait aucune idée, c’est pourtant ce qu’il fit avant de reprendre le petit livre qu’il ne lâcha plus de toute la nuit, Joseph lut et relut les sept poèmes jusqu’à l’épuisement total, jusqu’à sombrer dans un sommeil sans rêves et quelques heures plus tard se rendre compte – les pieds posés sur la petite table basse qui jouxtait sa cuisine qui jouxtait ses toilettes qui jouxtaient la porte d’entrée, dans son studio de dix-sept mètres carrés et demi – qu’il faisait jour et qu’il tenait toujours La mer gelée contre son torse, une barre dans le front et un torticolis qui lui vrillait la nuque, rassemblant les images de la soirée de la veille, devant le Red, d’où il était sorti pour fumer une clope, commençant doucement à être pété et se rendant compte, soudain, aux alentours de minuit et demi, peut- être une heure moins le quart, tandis que les grosses basses cognaient et résonnaient à l’intérieur de tout son corps à lui filer la gerbe, qu’il n’avait plus aucune envie d’être là, pas plus sur ce trottoir qu’à l’intérieur du Red, non, Joseph sentit à cet instant une sorte d’immense fatigue s’abattre sur lui, une fatigue telle, se rappela Joseph, qu’elle ressemblait, par sa violence ou par sa profondeur, à de la haine, ou de la honte, oui, voilà, il avait honte d’être là, devant le Red, en ce vieux vendredi d’avril pluvieux et gras, à faire semblant de vivre une vie tranquille, moyenne, comme tout le monde, une vie faite de petits plaisirs et de sorties, tous les week-ends à se bourrer la gueule, à rechercher il ne savait trop quoi, de mois en mois, d’année en année, comme si de rien n’était, à faire semblant que tout cela n’était rien d’autre que du kif pur alors que chaque matin, tous les foutus matins de sa putain de vie, se dit Joseph, l’image d’une corde ou d’une boîte de Nuctalon lui passait par la tête, l’occupait deux ou trois minutes, les mains croisées derrière la nuque et les deux yeux braqués sur son plafond, après quoi il se levait et se servait une tasse d’instantané infect, faisait défiler les informations du bout du doigt et revoyait les images de médocs ou bien de corde furtivement, et tous les jours se ressemblaient, et les semaines passaient, et il se retrouvait deux fois par mois au Red, à essayer de plaire et essayer d’aimer, entre les basses les bières et les néons, non, se dit Joseph, fallait se tirer de là, alors il termina sa cigarette, la balança dans le caniveau et, sans un au revoir pour personne, prit le boulevard Barbès en direction de chez lui, arriva au niveau de Château Rouge, tourna à gauche et prit la rue Custine au milieu de laquelle, juste au-delà du croisement avec la rue Ramey, il tomba sur une boîte à livres devant laquelle il s’arrêta, pourquoi Joseph s’arrêta- t-il devant une boîte à livres, franchement, il n’en avait aucune idée, pourtant c’est ce qu’il fit, à une heure sept, en ce vieux vendredi, ou plutôt samedi d’avril, il en ouvrit la porte et y trouva cette plaquette photocopiée de pauvre facture, reliée de deux petites agrafes, qu’il feuilleta et se dit pourquoi pas, au point où Joseph en était, il pouvait aussi bien se lire un petit poème ou deux, se dit-il en remontant la rue Custine jusqu’à la rue Lécuyer, où il tourna à droite, longea le trottoir de gauche, s’arrêta à hauteur du numéro 12, y apposa son badge, poussa la porte rouge et se fraya un chemin entre couloirs et escaliers jusque chez lui, jusqu’à ses dix-sept mètres carrés et demi où il retira, ou plutôt balança ses chaussures à travers le studio et s’affala dans son canapé crème pour lire cette plaquette intitulée La mer gelée, quel beau titre, se dit Joseph en commençant à lire le tout premier poème, qui débutait avec une scène de neige mouillée le long de grands boulevards bruyants, puis il (le poème) continuait à serpenter dans les souvenirs de l’année 1959, quand les corbeaux erraient dans la campagne et que les longs séismes, écrivait l’écrivaine, faisaient le tour du monde comme ils faisaient le tour de son enfance, puis le poème continuait entre les flocons noirs, les rêves brisés et les déflagrations (ou les défaites) de Bikini Bottom, du moins c’est ce qu’il en comprit, continuant à avancer dans la lecture comme s’il errait au beau milieu de la beauté et de l’horreur, au point que — le dos calé dans son canapé crème, dans cette nuit du vendredi au samedi, sur le coup de deux heures du matin, après avoir lu les poèmes et découvert que leur auteure, comme l’in- diquait la minuscule notice biographique en quatrième de couverture, avait vu le jour à Gdańsk, en Pologne, en 1952 et avait émigré en France en 1981 — Joseph Vidal déposa la plaquette devant lui, sortit son téléphone por- table et, sans comprendre pourquoi, se dit qu’il lui fallait faire le chemin inverse, rebrousser la trajectoire qu’avait empruntée Korosiński une quarantaine d’années plus tôt, de sorte que moins de dix minutes plus tard il se trouva en possession d’un billet d’avion pour le vol LO332 à destination de Varsovie, où il n’avait jamais foutu les pieds, pas plus, se dit Joseph avant de relire quatre ou cinq fois d’affilée La mer gelée, pas plus qu’il n’avait cru possible de pouvoir sentir au fond de lui, et de façon plus forte à chaque lecture, ce quelque chose se rétrécir et à la fois s’ouvrir, comme une sorte de nœud libérateur qui prenait possession de sa poitrine, une sorte de libéra- tion qui, il ne parvenait toujours pas à l’expliquer à cent pour cent, à la fois le soulageait et l’obligeait, comme si Korosiński le désignait du doigt et lui soufflait que c’était « là, par là » que se trouvait l’issue.

Il était peut-être allé un peu loin avec ce pauvre barman du Flight, il en avait conscience, c’était la raison pour laquelle, d’ailleurs, il décida de le laisser tranquille, il commanda une deuxième Leffe puis il ne dit plus rien, même si, en vérité, cette deuxième Leffe commençait sérieusement à lui monter à la tête, car pour rappel il était quoi, dix heures du matin ?, quelque chose comme ça, et il n’avait encore rien avalé, il attendait d’être dans l’appareil pour manger quelque chose, sauf que là, SURPRISE !, plus de plateaux-repas, les compagnies ne servaient plus rien à manger, ou en tous cas rien gratuite- ment, tout était devenu payant, ce qui était le signe, se dit Joseph, d’une dégradation générale, d’un rétrécissement moral, s’il osait s’exprimer ainsi, du monde dans lequel ils vivaient, car s’il se souvenait bien, encore enfants ils avaient droit à des repas, au moins une petite collation, un petit truc à grignoter, même pour les petits vols d’une heure ou deux, or aujourd’hui il fallait tout payer, ce qui confirmait à nouveau ce qu’il pensait depuis longtemps déjà, à savoir que deux choses – et deux choses seule- ment – dirigeaient le monde : le fric et le pognon, voilà la vérité, dit Joseph Vidal à son voisin de siège, qui acquiesça, vous avez tout à fait raison, dit-il, c’est triste mais c’est comme ça, oui, oui, lui répondit Joseph, qui détestait paraître naïf mais qui se demandait quand même, « je ne sais pas », où la tendresse, la gratuité et le courage, par exemple, où de pareilles valeurs pou- vaient encore se trouver ?, mais bon, là n’était pas la question, du moins pour le moment, d’autant qu’il avait d’autres choses en tête, notamment concernant Korosiński, puisque la grande question, selon lui, n’était pas tant de savoir ce qu’il s’était passé en 1981 pour que Korosiński émigre en France en laissant derrière elle quelques séismes ainsi qu’une langue dont elle ne retrouverait, écrivait-elle, plus jamais les consonnes ni « les digrammes sous le vent noir », non, la ques- tion n’était pas tellement celle-là, puisque, apprit rapi- dement Joseph, 1981 avait surtout été l’année du stan wojenny, la loi martiale que le gouvernement du général Jaruzelski instaura dans la nuit du 13 au 14 décembre, redoutant le pouvoir qu’il (le gouvernement) était en train de perdre face à Solidarność, ce qui justifiait, évidemment, qu’une poétesse, et a fortiori n’importe quel être humain, prenne par une année pareille le chemin de l’exil, mais la véritable question, selon Joseph, était pourquoi, pourquoi n’y avait-il aucune trace, aucun article sur Internet faisant mention d’une poétesse polonaise du nom de Nina Korosiński ?, hein ?, demanda- t-il à son voisin, à bord du vol LO332 en direction de Varsovie, d’ailleurs il en venait « sérieusement à penser », poursuivit-il, que soit elle était morte dès la publication de cette plaquette (éditée en 1991, comme l’indiquait l’achevé d’imprimer en dernière page), soit elle n’avait jamais existé, autrement dit que c’était un fantôme, ce qui, continua-t-il, était somme toute possible, même s’il tenait à rassurer l’homme à côté de lui, Vidal ne croyait pas aux fantômes à proprement parler, non, quand il disait fantôme il fallait entendre pseudonyme, ce qui n’était pas la même chose, mais ce qui pouvait amener chez le sujet (l’auteur) une sorte de dédoublement psychique où il (le pseudonyme) pouvait, « comment dire », commencer à prendre corps, à s’octroyer « une certaine autonomie », non ?, enfin, il allait un peu loin, il en avait conscience, mais bon, comment expliquer autrement le fait qu’il avait devant lui le petit livre d’une écrivaine qui, visiblement, n’existait pas, n’était référencée nulle part, c’était quand même étrange, non ?, pas une seule trace sur Internet, d’où venait-elle, qui était-elle, pourquoi être partie de Gdańsk ?, pourquoi avoir écrit de la poésie, pourquoi l’exil, pourquoi la France ?, demanda-t-il en laissant quelques points de suspension planer, les yeux braqués sur la campagne qui s’étendait huit kilomètres plus bas comme une longue bande de terre et d’industrie au milieu de laquelle il pouvait voir de minuscules points noirs avancer lentement comme à travers les yeux d’un étranger total, qui voyait certes sans être vu, mais sans réellement voir non plus, qu’est-ce que je fous ici ?, se demanda Joseph, qui se sentit soudain perdu, comme propulsé ou relégué à une distance égale de tous les lieux de la planète tandis que son voisin profitait de cette pause pour fermer les yeux, faire semblant de dormir, ce que Vidal finit par remarquer et respecta, il ne prononça plus un mot jusqu’à l’atterrissage de l’appareil, à treize heures trois, avec une ponctualité presque parfaite, puisqu’ils avaient « deux belles minutes d’avance », indiqua le commandant de bord pendant que Vidal regardait les grandes vitres bleues du terminal au loin en se rendant compte qu’il n’avait toujours pas d’endroit où passer la nuit.

Il déposa son sac sur le matelas une place de son appart hôtel et regarda par la fenêtre du trente- cinquième étage le Pałac qui lui faisait face, une construction, se dit Joseph, devant laquelle Korosiński avait dû se tenir un jour, qu’elle avait dû regarder longuement, voire dans laquelle elle avait dû entrer, mais à peine cette pensée l’avait-elle effleuré qu’il comprit être sur la trace d’une ombre, soudain Joseph comprit, dans cette chambre minable face au Pałac qui faisait naître en lui de longues images de décennies de neige mouillée post-staliniennes, que Korosiński n’existait pas, n’avait même jamais existé, il ne sut pas pourquoi mais cette idée, ou plutôt cette intuition, devint de plus en plus concrète, réelle, à mesure qu’il marchait sur les boulevards immenses de Varsovie, l’après-midi et la soirée durant, du Pałac jusqu’aux berges de la Vistule en passant par Nowy Świat, et puis cette intuition devint une certitude lorsque dix-huit ou dix-neuf heures et trois-cent vingt-cinq kilomètres plus tard, attablé à la terrasse du Józef K, au beau milieu de Gdańsk, tandis qu’il relisait une énième fois l’un des poèmes de la plaquette où il était question de ponts furtifs et illusoires lancés entre deux décennies, Joseph comprit que tout cela était une blague, que Korosiński n’était rien d’autre qu’un fantôme, oui, il était là question d’un pseudonyme, c’était sûr et certain, jamais il ne retrouverait sa trace, pensa Joseph en regardant le va-et-vient des passants dans la rue, assis à la terrasse du Józef K, une large bière glacée dans la main gauche, dans la main droite une cigarette dont les volutes bleutées fuyaient sous les rafales de vent, insaisissable, comme l’était, justement, ce derrière quoi il avançait, tout finissait de toute façon par disparaître dans les rafales de vent, voilà la conclusion insupportable, insupportable et belle, se dit Vidal, tout ça était un jeu de piste (au mieux inachevé, mais vraisemblablement inexistant) dans lequel il s’était lancé sans se douter qu’il se retrouverait ici, au beau milieu de Gdańsk, au bord du monde et sur le seuil de la Baltique, comme conjointement sauvé et ridicule, sans perspective aucune, sans la moindre idée de quoi faire désormais, sinon, peut-être, de se bourrer la gueule, comme ça, sans plus de joie ni de tristesse, ce qu’il fit, il but encore une série de pintes au Józef K puis continua

au Dromader Dry Bar, à quelques mètres de là, où il commença à se sentir bien, à se détendre, parlant de plus en plus facilement, et notamment avec cette fille superbe qui le servait au bar et avec qui il commença à discuter, comme ça, tranquillement, une fille superbe qui lui posa deux trois questions auxquelles il ne sut quoi répondre, du genre ce qu’il faisait ici, je ne sais pas, répondit Joseph en explosant de rire, comme s’il appréciait soudainement sa vie, qu’il la trouvait non seulement agréable, souhaitable, mais que, d’une manière ou d’une autre, elle avait « un certain sens », se dit-il, puis il expli- qua à la serveuse qu’en fait tout ça n’avait absolument rien de ridicule, compte tenu du fait que la plupart des existences humaines, avança-t-il, consistaient à se faire baiser ou à baiser les autres, Joseph considérait que lui, en l’état, toute ridicule que puisse paraître son existence, voire sa présence ici, eh bien, si absurde que tout ça puisse paraître, au moins, lui, il ne faisait de mal à per- sonne, ne cherchait à baiser personne, partant de là, dit-il à la serveuse du Dromader Dry Bar, sa vie n’était peut-être pas si pourrie, et il aimait soudain à croire qu’il existait peut-être la possibilité d’être sauvé, et ce malgré le fait que les deux seules et uniques choses à diriger le monde, le monde qui se faisait passer pour vaste, complexe, mais qui était, en vérité, d’une simplicité confondante, d’une bêtise incommensurable, dit-il au bout de sa cinquième ou sixième pinte en se perdant de plus en plus dans ses explications, eh bien, malgré le fait que les deux choses à diriger le monde soient, comme il l’avait déjà dit de nombreuses fois, le fric et le pognon, malgré cela, Joseph entrevoyait parfois la possibilité d’être sauvé, oui, dit-il, à condition de comprendre d’où ces deux sources, continua-t-il, prenaient leur source, voilà, l’expression n’était pas « complètement idiote », puisqu’il devait bien y avoir quelque chose qui justifiât le fait que le pognon et le fric soient les deux carburants du monde, il devait y avoir, et d’ailleurs il y avait, selon lui, « une source mère » au-delà de laquelle tout s’arrêtait, ou plutôt non, dit Joseph, à partir de laquelle tout s’expliquait, ABSOLUMENT TOUT, oui, oui, dit-il, and you know what it is ?, demanda-t-il à la serveuse, qui essuyait les verres de son torchon humide, adossée à la table de travail derrière le bar, et répondit que non, elle ne savait pas trop, but you will tell me, dit-elle, eh bien c’était très simple, continua Joseph, la peur de disparaître, voilà l’explication première, l’impulsion de toute chose, le carburant de tout, une peur de disparaître que nous pourrions, dit-il, résumer par « la peur tout court », tout simplement, selon Joseph c’était à partir de la peur, ou à cause de la peur, que nous continuions à foncer droit dans le mur, à nous entretuer malgré l’immense fatigue qui nous guettait et accablait, que nous conti- nuions à travailler, à consommer à boire manger et rire, à nous aimer et nous haïr et même, à faire des gosses, c’était parce que nous nous faisions dessus, que nous avions les boules, une peur bleue en permanence, et il n’y avait rien, dit-il, de plus en plus bourré, « à part peut- être la haine » qui puisse calmer ou assouvir notre besoin d’être consolés, qui puisse faire fondre ou fendre la mer gelée qui sévissait à l’intérieur de nous, voilà le terrible constat, dit Joseph, un constat qui n’était pas très glorieux, il en avait conscience, mais qui amenait au moins la possibilité d’embrayer sur la question suivante, laquelle était, évidemment... il laissait la serveuse deviner, oui, non ?, elle didn’t have the réponse ?, demanda-t-il, de plus en plus bourré et lourd, complètement « pijany jak bela », comme elle le raconta quelques heures plus tard à sa colocataire, à qui elle dit en allumant enfin une cigarette bien méritée que c’était une soirée bizarre, pas tout à fait désagréable, mais très bizarre, et c’était dire, parce que « des belles cuites », au Dromader Dry Bar, elle en avait déjà vu « un paquet », et celui-là, dit-elle en parlant du touriste qui l’avait bassinée avec toutes sortes d’histoires, et ce, dit-elle, dans l’anglais le plus exécrable qu’elle n’avait jamais entendu, ce qui était normal pour un Français, d’accord, mais bizarre, parce qu’en même temps il lui avait semblé plus ou moins tout comprendre, même quand il (le touriste, précisa-t-elle) partait dans ses délires sur le pognon et sur la peur, bref, celui-là, continua la serveuse, de retour chez elle, en termes de belles cuites, il en tenait une belle, c’était certain, de sorte qu’elle aurait pu le mettre dehors, mais elle ne sut pourquoi elle décida de prendre « ce touriste-là » sous son aile, ou en pitié, limite elle serait même bien rentrée avec lui, il avait une bonne tête, « plutôt mignon et tout et tout », et franchement, s’il n’avait pas été aussi pété elle l’aurait fait, elle serait rentrée avec lui, seulement là, ça n’aurait probablement servi à rien, elle était sûre qu’aussitôt allongé il se serait écroulé comme un boulet, donc bon, c’était dommage, mais c’était ainsi, se dit la serveuse quand elle comprit que « ça n’allait pas le faire », que continuer à lui servir de l’eau ne changerait rien, alors elle lui conseilla de sortir prendre l’air, de remonter à la surface puisque, pour rappel, le Dromader Dry Bar était dans une cave et que, selon elle (la serveuse), il n’existait rien de tel qu’une promenade le long de la Nowa Motława pour dessaouler, ce qu’elle lui conseilla « plus que vivement », sans quoi elle commencerait à ne plus pouvoir le servir, or elle n’aimait pas refuser un verre, et encore moins à quelqu’un de si mignon, non, tout le monde avait le droit de continuer à boire aussi longtemps qu’il le souhaitait, c’était même selon elle un droit inaltérable, « pratiquement un droit de l’homme », seulement là, elle voyait bien que son client, le type qui disait s’appeler Joseph, avait besoin de prendre l’air, de respirer « ce bon vieil air de Gdańsk » à pleins poumons, ce qu’il finit par faire, dit la serveuse du Dromader Dry Bar, qui avait entièrement raison, il fallait bien le reconnaître, reconnut Joseph, l’air frais lui fit un bien fou et lui remit la tête en place en deux temps trois mouvements, lui faisant reprendre conscience de l’endroit où il était, au bord de la Nowa Motława, un mardi soir d’avril, à vingt-deux heures précises, remarqua- t-il en entendant comptant les cloches de Sainte-Marie cogner dix coups dans l’air, dix coups de cloche qui résonnèrent à travers les venelles le long desquelles il dessaoulait, marchait et titubait, les deux mains enfoncées dans son blouson, en direction de son auberge où il passa, « très bizarrement », l’une des meilleures nuits de sa vie, il partageait une chambre avec quinze autres personnes et néanmoins dormit « comme un enfant béni », soudain en paix avec lui-même, comme si, pensa Joseph le lendemain matin, comme si je n’avais plus de liens avec le monde et qu’en même temps j’en faisais entièrement partie, comme si la meilleure place se trouvait à côté, en marge de toute activité sérieuse, sans ambition aucune, dans une chambre de seize personnes et sans la moindre foutue idée, pour le moment, de ce qu’il allait faire dans l’immédiat, pas plus qu’il ne savait encore comment rentrer chez lui, d’ailleurs Joseph com- prit aussi, en cette chambre d’auberge minable, que cette place-là était peut-être celle qui lui convenait le mieux, en d’autres mots c’était précisément à cet endroit plus ou moins marginal qu’il se sentait en paix, et libre, oui, voilà dans quel état d’esprit Joseph se réveilla, après une nuit d’une dizaine d’heures, dans cette chambre désormais vide, envahi par cette sensation « d’inexistence et de bien-être », bizarrement, sans liens et sans amarres, il pouvait vivre ou bien mourir, absolument personne ne s’en préoccuperait, c’était une sensation d’anonymat total qu’il essaya de prolonger en allant voir la mer, en marchant sur la plage de Brzeźno pratique- ment vide, en ce mercredi d’avril 2025, sur le coup de midi, entre les attractions, le Luna Park et la jetée à moitié vide, face à la mer Baltique qui ressemblait – raconta Joseph quelques semaines plus tard, accoudé au comptoir du bar-tabac de la rue Custine, tandis que la chaleur pénétrait dans les os, que les passants longeaient leurs ombres et que l’asphalte fondait derrière la vitre – exactement à la rencontre de l’air et de la lumière, en d’autres mots tout avait l’air d’être sur le point de se briser ou bien de fondre en permanence, songea Joseph, marchant des heures le long de l’eau en attendant de prendre le bus de nuit en direction de Berlin, après à peine une nuit passée à Varsovie, une autre à Gdańsk, Joseph avait décidé de rentrer en France, à Paris, « par la route cette fois-ci », à l’aide d’un bus jusqu’à Berlin, donc, où il arriva le lendemain matin, aux alentours de six heures dix, ou vingt, il ne se rappelait plus trop, d’ailleurs peu importait, dans tous les cas il était tôt et l’aube bleutée pointait au-dessus de la gare routière, bien que ce ne fût vraiment pas le genre de choses, ou de détails, dit-il, sur lequel s’attarder, c’était juste pour dire qu’il y était arrivé tôt, à l’aube, et puis il avait décidé de ne pas s’arrêter dans cette ville, non, l’idée était de rentrer à Paris « par voie de terre », de sorte qu’il commença à faire du stop en direction de Leipzig, en banlieue de laquelle il arriva le soir même, en l’occurrence le jeudi, si bizarre incohérent ou fou que cela puisse paraître, tout ce qu’il racontait était la vérité la plus totale, entièrement nue, dit-il à l’interlocuteur qui l’écoutait au bar-tabac de la rue Custine, c’était d’ailleurs la raison pour laquelle il avait commencé à raconter toute cette histoire, parce que chaque détail, lui semblait- il, devait forcément avoir un sens, un sens qu’il ne par- venait toujours pas à déceler, raison pour laquelle il racontait cette histoire une nouvelle fois, il y avait quelque chose qu’il ne parvenait pas à saisir, voilà pour- quoi il avait parlé de mystère et de destin, de hasard pur, puisque toute cette histoire depuis le Red l’avait amené vers cette boîte à livres et les poèmes de cette poétesse (mais ça il l’ignorait encore) inexistante, fantomatique, après quoi il avait acheté un aller simple pour Varsovie, puis un billet de train pour Gdańsk, sous le seul et unique prétexte que c’était « de là-bas » que venait cette Nina Korosiński, qui n’était rien de plus, s’était-il rendu compte, qu’un pseudonyme derrière lequel se cachait une écrivaine (ou un écrivain) qu’il « ne retrouverait sans doute jamais », même si, continua-t-il, là n’était plus la question, non, non, Korosiński, commençait-il à se rendre compte, n’avait été qu’un déclencheur, d’ailleurs il savait bien que rien, dans toute cette histoire, n’avait pour vocation de s’expliquer, pas plus ici, dans le dix- huitième arrondissement de Paris, qu’à Günthersdorf, en banlieue de Leipzig, où il passa la nuit contre le mur arrière du cimetière sans fermer l’œil et d’où il repartit le lendemain en direction de Francfort, Mayence, Kaiserslautern, Ramstein, Sarrebruck, où il longea une route escortée de stations-service, de maisons closes, de restaurants et de concessionnaires de véhicules, le long de la frontière où zigzaguaient migrants et flics, lesquels ne comprenaient même plus, ou ne semblaient plus complètement saisir ce après quoi ils en avaient ni même quel ordre ils défendaient, là, à une centaine de mètres de Forbach, en France, où il arriva en soirée, en ce vendredi d’avril, exactement une semaine après la découverte de la plaquette de poésie et pas moins d’une journée entière à lever le pouce en attendant qu’une voiture s’arrête (ce qui, précisa-t-il au bar-tabac, était encore relativement facile, en tous cas en Allemagne, car avant ça il avait tenté le coup dans des pays tels que l’Espagne ou l’Italie, et là, « tu peux crever » pour que ça marche, dit Joseph), exténué, ne sachant pas encore où passer la nuit, de sorte qu’il décida de s’arrêter dans un café, le premier qu’il vit devant lui, où il commanda aussitôt une bière, qu’il but pratiquement d’une traite, et à peine s’apprêtait-il à en demander une autre qu’il entendit en bout de comptoir un type lui dire, dans ce café perdu en plein Forbach, qu’il l’avait déjà vu, je t’ai déjà vu, toi, dit l’homme, comment ça, déjà vu ?, interrompit le type qui écoutait Joseph au bar-tabac, je ne sais pas, poursuivit Joseph, mais cet homme, au fond du bar, disait m’avoir bien observé et il était certain de m’avoir déjà vu, ce qui était étrange, et peut-être d’autant plus en cette ville perdue, à Forbach, une ville dans laquelle je n’avais jamais, absolument jamais foutu les pieds, parce que franchement, demanda Joseph au bar-tabac de la rue Custine, est-ce que son interlocuteur avait déjà entendu parler de ce bled, hein ?, il pariait que non, dit- il, et pourtant cette ville était en France et comptait pratiquement vingt-et-un mille âmes, autrement dit ce n’était pas non plus « le bled paumé par excellence », et pourtant, en avait-il déjà entendu parler ?, bah non, évidemment, raison pour laquelle lui, Joseph, avait trouvé vraiment bizarre qu’un type, un type en chaise roulante, tétraplégique, lui dise qu’il l’avait déjà vu, et ce dans un café perdu, dans une rue sans nom de Forbach, son interlocuteur n’était-il pas de son avis ?,

si, si, évidemment, mais ce qui l’étonnait le plus, dit l’interlocuteur, était que l’homme était tétraplégique, et pourquoi ça ?, lui demanda Joseph, mais l’interlocuteur n’en savait rien, je ne sais pas, dit-il, comme ça, il trouvait tout cela étrange, que faisait brusquement un homme tétraplégique dans sa putain d’histoire ?, demanda-t-il sans être sûr de bien comprendre et qui, de fait, ne comprenait vraiment plus rien, puisque Joseph dut préciser qu’il ne s’agissait pas « d’une putain d’histoire », mais de ce que Joseph, dit-il, moi, un type qui ne savait pas où il en était dans sa putain de vie, qui avait pris un aller simple pour Varsovie sous prétexte de découvrir d’où venait une poétesse dont il avait trouvé un in-folio photocopié bilingue dans une boîte à livres à deux trois rues d’ici, bref, de ce que j’ai vécu, dit Joseph, vraiment vécu et relevant de la plus stricte vérité, si bizarre que ça en ait l’air, il n’était aucunement question d’une affabulation, non, non, aucune embrouille, certains détails lui échappaient peut-être, certes, mais ce qui était sûr, et même certain, c’était qu’en cette ville de Forbach, dans ce café sans nom, un homme tétraplégique, en chaise roulante, donc, lui avait dit qu’il l’avait déjà vu, ce que Joseph (« quitte à jouer le jeu ») essaya de creuser, d’accord, dit Joseph, essayons de trouver, alors tous deux s’embarquèrent dans une conversation étrange, et s’il disait étrange, c’était parce qu’elle l’était de plus en plus, à commencer, par exemple, se rendirent-ils tous les deux compte après deux trois questions, par le fait qu’ils avaient tous les deux vécu à Bruxelles (en Belgique, précisa Joseph), que tous les deux avaient fréquenté certains bars, cafés, salles de concert similaires, or des bistrots, cafés et salles de concert, il en existait des centaines, voire des milliers à Bruxelles, voilà la première chose totalement déroutante, s’était dit Joseph face à cet homme en chaise roulante, qui enchaînait les cigarettes, néan- moins ces lieux-là, ces bars et ces cafés, aucun des deux ne les avaient fréquentés au même moment, autrement dit ils avaient fréquenté les mêmes enseignes, mais avec pratiquement vingt-quatre ou vingt-cinq ans d’écart, ce qui, de fait, rendait toute rencontre impossible, puisque Joseph, lui, n’avait pas vécu plus de deux ans à Bruxelles, « entre 2019 et 2021 », bref, ils continuèrent de creuser cette affaire, fumant buvant et discutant, jusqu’à ce que l’homme en chaise roulante, qui commençait à être un peu bourré, se mette à lui parler de choses étranges, personnelles, les termes demeurèrent vagues mais les images qu’il évoquait, ou invoquait, dit Joseph, lui fai- saient penser à de longs prés brûlés, des champs de blé sans ombre, de longues et lentes canettes de bière et deux ou trois cabanes, ou caravanes, au bord d’une pis- cine sans eau, sous une chaleur épouvantable, lors d’un été qui ressemblait, dit l’homme en chaise roulante, dit Joseph, « au détachement inexorable d’une falaise », voilà les images qu’il (Joseph) gardait de cette conversa- tion, bientôt devenue un soliloque, des images tristes, violentes et lentes, comme si cet homme cherchait à y trouver une réponse ou une raison à son plongeon dix- sept ou dix-huit ans plus tôt, en ce hameau perdu, loin- tain, comme s’il parlait d’une époque de beauté et de tristesse, un temps béni où il faisait, dit-il en désignant ses jambes, presque deux mètres, au Dat, ajouta-t-il, les yeux rivés derrière la vitre de ce café sans nom, les plongeant tous les deux, dit Joseph, dans un silence bizarre, Le Dat, répéta-t-il comme une prière, un mot, un son que cette fois-ci Joseph perçut entièrement, Le Dat ?, demanda- t-il, oui, dit l’homme, un hameau dans lequel il avait vécu pendant cinq ans, avant ce bête plongeon, avant « la plus bête cuite de toute ma vie », mais un hameau aussi, dit Joseph à l’interlocuteur du bar-tabac de la rue Custine, où j’ai passé une grande partie de mon enfance et où cet homme, dans ce vieux bar sans nom de Forbach, me dit sans hésiter « qu’alors c’était précisément et certainement là-bas » qu’un jour lointain, un jour irrémédiablement perdu il avait vu et retenu le regard du gosse que moi, Joseph Vidal, j’avais un jour été.

Titres parus

N° 1 — T9, Blandine Rinkel
N° 2 — Au pays de la bouffe, Mathieu Palain
N° 3 — Le premier cri, Abigail Assor
N° 4 — Ego Hugo, Arthur Dreyfus
N° 5 — La nuit Cayenne, Victor Dumiot
N° 6 — Le dernier twist, Frédéric Perrot
N° 7 — Entre les bruits du monde, Laura Poggioli
N° 8 — Les mots sont patients, Maylis Besserie
N° 9 — Entre chienne et louve, Julia Malye
N° 10 — Tu connaîtras la peur, Salomé Berlemont-Gilles N° 11 — L’odeur du sapin, Alexandre Galien
N° 12 — Le prix de la journée, Nadège Erika
N° 13 — Cath, Léna Ghar
N° 14 — Bolaño, Macron et moi, François-Henri Désérable N° 15 — Le point de félicité, David Fortems
N° 16 — Omerta, Alice Develey
N° 17 — Couleur Stanislas, Rachel M. Cholz
N° 18 — Tuer le courrier, Esther Teillard
N° 19 — La mer gelée, Célestin de Meeûs

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Lettre Zola

Par Lettre Zola

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